Chapitre sept – Sulawesi, l’apothéose
Pas plus de soixante jours, c’est marqué sur notre visa ! Impossible de prolonger. C’est quand même mal foutu, ça coute cher et puis il faut prendre l’avion pour sortir d’Indonésie. En théorie, il n’y a pas de question à se poser. En pratique, il vaut mieux s’en poser un peu quand même. En effet, toutes les compagnies aériennes il y a quelques années étaient sur listes noires, pour des raisons quelques fois assez originales comme « le pilote a loupé la piste d’atterrissage et l’avion a atterrit dans la mer ». Aujourd’hui deux-trois compagnies sont sorties de cette fameuse liste, alors faisons confiance. Même si l’avion est à hélices, même si à bord il y a des livrets de prières dans plusieurs langues et pour toutes les principales religions… Grosso modo tu peux prier pour que « les anges aident le pilote par des vents favorables »… Au final, nos vols se sont fait sans encombre. Peut-être doit-on dire merci à tous les passagers qui ont récité le livret de prières. Je ne sais pas. Bref refermons cette parenthèse.
Nous arrivons donc à Kuala Lumpur en Malaisie pour quelques jours. Sur l’autoroute, on se croirait en France, ça fait bizarre. Notre chauffeur Uber qui n’a pas parlé du voyage nous offre la course. On insiste mais il refuse catégoriquement. C’est incompréhensible, mais on ne va pas se plaindre.
Quitte à être dans une grande ville comme ça et qui plus est dans un appartement où on pourra cuisiner, on en profite pour aller faire des courses dans un immense supermarché. Moi qui déteste faire ça normalement, je me suis aperçu que depuis le début de notre périple, trainer dans des rayons de supermarché avec un large choix de produits comme chez nous, est une source de plaisir.
Bref on craque la tirelire et achète plein de bonnes choses à cuisiner avant de retourner au dix-septième étage de notre immeuble. Sur notre balcon ça donne le vertige. J’observe les tours en face de moi, l’empilement de balcons, la piscine en contre bas. Il y a quelque chose d’un futur inconnu… Ce bâtiment on dirait une pièce mécanique. Comment en est-on arrivé là ? C’est donc ça le futur ? Celui qu’on nous a prédit dans les livres ?
Nous nageons dans la piscine du trente-septième étage, avec une vue sur les Petronas et autres tours démesurées. Il y a des gens de partout ici, mais beaucoup des Emirats, et des familles françaises. Ça sirote du champagne, entre deux brasses. Tout en bas il y une grande salle de sport, une laverie en libre-service. Tout cela m’inspire un peu de tristesse. Un monde où les gens passent, attendent, sans se parler…
C’est reparti, nous quittons sans regrets cet environnement sans trop d’intéret à nos yeux, pour une grande île (de la taille de la France) en forme de K à côté de Bornéo, qui selon nos lectures s’annonce terriblement passionnante. Avion ! Changement à Jakarta… On observe incrédule dans la salle, un flot continu d’une cinquantaine de femmes en Niqab, parfois avec des enfants de 2 ans accoutrés de la même façon. Tristesse. L’une d’elle, un peu plus d’une vingtaine d’années, demande de façon joviale à Cécile un selfie toutes les deux… Silence. Interrogation. La fille est tellement sympa que Cécile accepte.
Deuxième avion. Arrivée enfin au Nord de l’île de Sulawesi (Célèbes). Je me sens heureux d’être revenu dans ce genre d’atmosphère. On mange dans une gargote au bord du quai, distraits par un rat au ventre peut être vide. Pendant une bonne heure on attend dans le bateau public qu’il se remplisse au maximum. Il y a des vieux qui jouent aux cartes, un scooter, pleins de provisions, une femme enceinte étalée et un enfant fatigué que ses grands-parents bichonnent. L’embarcation est maintenant bondée, et il pleut à torrent. On ajuste les bâches pour éviter d’être trempés.
Bunaken où nous-nous rendons est une petite île connue pour ses fonds marins exceptionnels. Un bungalow dans la mangrove et quelques jours à nous en donner à cœur joie. Des coraux magnifiques, des poissons sublimes, un énorme tombant, et des dizaines de tortues. Un jour, nous-nous mettons à l’eau, mais le le temps est plus qu’instable. Alors que le ciel devient noir et que nous sommes assez loin, les premières gouttes de pluie commencent à tomber, et les éclairs à déchirer le ciel. Un énorme poisson lion dans le viseur de mon masque, et puis tout à coup un requin de récif d’un mètre cinquante passe juste en dessous de nous. Instant magique qui restera longtemps gravé dans ma mémoire. Le lendemain soir au village, alors que nous-nous baladons sur la jetée, nous sommes subjugués par un gigantesque halo autour de la pleine lune… Moment idéal pour la ponte des tortues nous diront les anciens.
A Tumbak un peu plus bas, nous logeons dans un bungalow sur pilotis paumé au milieu de la mer, tenu par Yohan un français installé là depuis dix ans, et marié avec une fille du village. La vie s’écoule, sans horaire. On ne se souvient plus des jours… Quel mois on est déjà ? Le midi, après avoir passé une matinée à découvrir de magnifiques coraux, nagé avec des bébés requins et des milliers de poissons colorés, on donne nos restes de déjeuner aux trois murènes qui squattent juste en dessous du ponton. Ce monde sous-marin me passionne, alors je passe le plus clair de mes journées dans l’eau à observer cette vie grouillante et féérique. En fin de journées, on regarde les petites embarcations pêcher au filet. Quelques fois au loin, on entend encore des dénotations de dynamites. Il resterait un irréductible à pêcher de cette manière au village. La perte de son fils et d’un de ses bras n’y font rien. Le bonhomme s’entête.
Route qui tourne encore et encore, temps pourri. Nous posons les pieds à Tomohon, sous une pluie battante. Dans l’hôtel, le sol est une vraie patinoire. Quelques secondes d’inattention, mes tongs se prennent pour des patins, je glisse, entorse du genou ! Au marché, juste à côté des fruits et légumes c’est le royaume des atrocités en tout genre. Difficile de soutenir le regard… Chiens entiers à manger, chauves-souris, brochettes de rats… On déguerpit presque aussi vite qu’on est arrivés. Au lac Linau que l’on atteint en scooter, la malchance continue. On loue deux petits kayaks plus que bancales avec seulement une double pagaie et une toute petite pagaie sur le lac de souffre à côté. Une fois sur l’eau, au bout de dix minutes voyant qu’on galère un type m’appelle, je me retourne comme une crêpe ainsi que mon sac à dos. Etrangement l’eau ne m’a absolument pas brulé, mais elle a rendu inutilisable notre appareil photo et mon téléphone portable !
Le lendemain, j’apporte mon smartphone dans un magasin de vélos pour enfants où un espace est dédié à la réparation de mobiles. Le mec au cheveux longs et tatouages fume clope sur clope. Il prend mon appareil, sa loupe, un chalumeau. Une heure plus tard, le miracle se produit, il se rallume ! Coût de la réparation : quatre euros ! En France on m’aurait probablement dit que la réparation est trop onéreuse, et qu’il est préférable d’en racheter un. La blague.
A Gorontalo, deux jeunes hyper sympas et parlant parfaitement anglais nous invitent à manger chez eux, et on se retrouve dans leur maison à déjeuner, avec leur famille. Comme ça pour rien, sans rien demander en échange.
Le soir on embarque dans un ferry, pour les îles Togian. Traversée d’une douzaine d’heures de nuit. On traine sur le pont, discute avec d’autres touristes, c’est sympa. Sur nos petits matelas, on n’arrive pas à dormir. A cause de la lumière, mais surtout de la fumée perpétuelle des gens qui clopent juste à côté de nous, assis en regardant la télévision. On se déplace et s’installe, sous des sièges pour Cécile et moi dans le couloir. En bas les gens dorment les uns sur les autres, au milieu des voitures…
Ça y est-on est aux Togian ! Wakai et hop l’île de Malenge. Cinq jours pour continuer encore la farniente, loin de tout. Un petit bungalow face à la plage déserte, du snorkeling comme d’habitude fantastique, de la pêche au harpon avec un autre français, une visite d’un superbe village flottant, et beaucoup de lecture. Nos soirées se passent dans le minuscule resto où je mange, comme tous les jours depuis notre arrivée sur Sulawesi, du poisson…Presque seul plat à la carte. Je ne vais pas me plaindre, il est plus frais que jamais. Cécile n’ayant aucun gout réellement prononcé pour ce qui vient de la mer, se résout quant à elle à accepter des œufs, parfois jusqu’à six par jour. Elle perd progressivement l’appétit. Les heures s’écoulent, au rythme des innombrables parties de cartes avec nos copains Julian et Ester, un couple de Suisses-Espagnols avec qui nous avons beaucoup lié d’amitié.
Dans le lac aux méduses, à une heure-trente en bateau de notre cabane, nous plongeons avec nos amis et découvrons stupéfaits ce monde irréel et surréaliste. Nous nageons dans cette eau semblant presque opaque à première vue, où ne distinguons rien, pas même le fond. Il n’y a pas de poissons, de rochers, rien pour se raccrocher à quelque chose… Et puis soudain, elles apparaissent, une, puis deux, puis dix… Les méduses ! Elles arrivent lentement, de plus en plus grosses dans mon masque, et presque difficiles à éviter. Je les observe, décortique leurs formes, leurs mouvements, mes yeux à peine à dix centimètres d’elles. Sans prédateur, elles sont devenues inoffensives, c’est fascinant. Terriblement poétique.
Nous prenons le chemin du retour, après avoir déposé nos copains dans un autre lieu pour dormir. Le trajet est long en pirogue, la nuit tombe. J’ai mon pied à l’extérieur du bateau, et mon regard commence à distinguer le plancton phosphorescent. La pluie se met à tomber… Je me sens bien, léger. Comme si mon esprit c’était arrêté. J’observe les formes des rochers dans l’obscurité, me laisse bercer par le va-et-vient des vagues, mon visage partiellement éclairé par la Lune…
L’heure du grand voyage ensuite. Empana, Tentana, et puis le chemin interminable et difficile d’une dizaine d’heures jusqu’à Rantepao. Nous y voilà enfin aux pays Toraja, et ça ne se loupe pas étant donné l’architecture si particulière des maisons et des greniers à riz, avec leur immense toit rappelant la forme de coques de bateaux.
La grande particularité du peuple de cette région réside dans ses rites funéraires. Pendant presque une semaine nous-nous baladons en scooter, mais aussi des journées entières à pied, à travers villages et rizières, à la découverte de cette population un peu rustre et timide et de leur culture si singulière.
Il y a des coqs de combat un peu partout dans les marchés et dans la rue, des tombes ici et là creusées directement à l’intérieur de rochers dans les champs, des empilements de cercueils dans les grottes…
Devant de grandes pierres tombales, on trouve parfois en cire, réalisée à l’identique et en taille réelle, la personne décédée. Parfois même une vingtaine de membres d’une même famille.
Chaque funérailles est accompagnée de nombreux sacrifices de buffles et cochons afin d’accompagner le défunt dans l’autre monde. S’en suit alors un grand buffet, où la famille, les amis et de façon beaucoup plus large tout le village, voir les villages environnants mangent.
Les visions sont presque insoutenables, mais il s’en dégage quelque chose de naturel, digne, presque animal qui nous invite à la réflexion sur les travers de notre société occidentale.
C’est sur cette page un peu brutale, sous un temps maussade et avec les chaussures complètement crottées qu’après sept mois à barouder dans cette partie du monde, nous-nous apprêtons à repartir en France pour deux semaines. Six kilos en moins quand même, liés en majorité au régime Riz-poisson des trois derniers mois.
La page asiatico-indonésienne se referme donc, pour laisser place à du bon temps en famille, avant d’attaquer l’Amérique du Sud.
Mais avant de siroter nos verres de rosé et manger enfin une vraie baguette, l’Indonésie nous réserve sa dernière surprise…
A Rantepao, l’aéroport connait subitement une coupure d’électricité. Aucun appareil ne peut décoller. Nous pensions avoir prévu large entre nos deux avions, mais avec le temps qui tourne, on commence à sérieusement flipper de louper notre deuxième vol en Malaisie ! On remue ciel et terre auprès de la compagnie et finissons par monter dans le vol prévu mais nos gros sacs à dos au-dessus de nos têtes pour courir comme des dératés une fois arrivé à l’interconnexion…
Valentin Porcher