Je vis ma vie de dos
On fait des ricochets sur les jours sans jamais sombrer jusqu’à ce qu’on coule. Voilà notre vie.
Je vais avoir 30 ans. Elle est bien belle la destinée. Je pensais passer à travers les mailles du filet. Je pensais faire une nouvelle fois mon tour de magie, sortir le lapin du chapeau et disparaître dans un feu d’artifice de rubans colorés. Je pensais que la vie m’avait accordé le droit d’être différente. Je voulais être unique comme une guerre nucléaire.
Je vais avoir 30 ans et je n’ai toujours pas eu droit au clou du spectacle. J’ai simplement eu l’intro et je me retrouve en plein entracte, dans cette période où le temps est suspendu, comme un slip à un fil à linge, comme un funambule entre deux immeubles. Je vais avoir 30 ans et je visualise la seconde partie de ma vie, celle plus mure, moins folle, moins rêvée, plus réaliste, les pieds sur terre. Finis les allers-retours sur la lune en fermant les yeux, finies les escapades dans les nuages à discuter avec les Dieux, finies les journées à prétendre que l’on n’a rien à faire. Fini l’ennui, finie les petits riens. Après 30 ans, on veut des gros touts ou rien du tout. Ouais, j’ai visualisé la seconde partie mais j’ai pas compris la fin. J’entrevois une lumière à travers les volets, comme le matin quand le soleil se lève, comme quand je fais semblant de dormir encore, comme quand je joue avec mes paupières pour former des créatures de lumières en regardant la fenêtre.
J’ai eu l’impression de foncer durant cette première partie. J’ai eu l’impression de courir après ma vie, de la pourchasser, de la chercher, j’ai creusé, j’ai crié, j’ai crée. J’ai même eu l’impression de faire des choses plutôt bien. Que me reste-t’il à faire après? Il est prévu quoi pour moi dans cette seconde partie? Il va m’arriver quoi? Je vois plus rien. Je comprends pas la suite comme dans un film trop compliqué, comme dans une traque interminable où les personnages se croisent sans jamais se rencontrer, comme des fils rouges qui se chevauchent sur le mur d’un commissariat où la photo du voyou du jour est affichée au-dessus du frigo.
Je vais avoir 30 ans et j’en suis là. Je vis ma vie de dos. Je veux pas foncer, j’ai trop peur de tomber. La falaise est trop haute. J’ai jamais eu le vertige mais j’ai le tournis. Je préfère y aller de dos, je préfère ne rien savoir, comme pour assister au spectacle, comme pour être surprise par le coup du lapin et les rubans multicolores.
Elisa Routa