Believe it or Not!
La première fois que j’ai mis les pieds à Londres, je devais avoir un peu plus d’une quinzaine d’années. La fermeture éclair de mon sac à dos estampillé de patchs brodés à l’effigie de Korn, Slipknot et Slayer, avait craqué lorsque j’avais tenté de ramener la totalité du rayon néo-métal du HMV d’Oxford Street. Jonathan Davis avait, à l’époque, toutes mes attentions. Le chanteur du groupe Californien était, à mes yeux, aussi complet qu’une assiette combinée qu’on nous sert dans les restaurants de la frontière franco-espagnole: Bourratif mais jubilatoire. Il était un binoclard au teint toujours pâlot, plus blanc que le bicarbonate de soude retrouvé sous le nez de Maradona. Sur scène, il aimait porter des kilts typiquement écossais et des bracelets éponges en pilou au poignet. Il affichait des dread locks rachitiques, portait terriblement mal le bouc et son bras droit était couvert de tatouages disgracieux. Un évêque au visage de clown, a priori assez énervé, tapissait le haut de son épaule. A l’image d’un ‘Oeuf, saucisses basques, steak haché, frites, pimientos, salade, fromage et confiture de cerise’, le leader du groupe n’avait apparemment jamais eu à répondre de l’incohérence de son style.
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Et je crois que c’est ce qui m’a toujours intriguée. Avoir le droit à tant de mauvais goût était à la fois déroutant et fascinant. Pourtant, je n’avais encore rien vu. Jonathan Davis était le premier sur ma liste. Mon appétit d’adolescente en quête d’identité n’attendait qu’à être influencé et perverti. Le quartier de Camden Town, dans le nord de Londres, s’apprêtait à être le berceau de ma dépravation. Aucune règle, aucun accord de couleurs, des superpositions de formes et de matières en tous genres, voilà ce que le quartier, point de repère des cultures punks, gothiques, rock n’ roll et disco, allait m’apprendre en terme de style.
Pour la première fois de ma vie, j’avais la sensation d’avoir accès à une forme de liberté. Je regardais les gens comme on campe devant les informations en période de guerre, sans relâche et sans cligner des yeux pour n’en perdre aucune miette. J’absorbais chaque détail, chaque extravagance et chaque curiosité. Je m’imprégnais de leur allure, ingurgitais leur postures comme on avale un Bailey’s en fin de repas, afin de les reproduire une fois à la maison. Je repensais alors à ce passage dans « Un Roman Français », de Frédéric Beigbeder: « Pour moi, la vie commençait quand on quittait sa famille. Alors seulement l’on décidait à naître. Je voyais la vie divisée en deux parties: la première était un esclavage, et l’on employait la seconde à essayer d’oublier la première. »
Je me défaisais peu à peu de mes chaines. Sans restriction, sans jugement ni peur de déplaire, sans l’appréhension de froisser, je devenais moi-même. Durant les années qui suivirent, mes placards ont vu se succéder une bonne dizaine de styles différents. D’abord métalleuse, puis hippie, grunge aux cheveux violets, ensuite bouddhiste à tendance rastafari avec de la banane écrasée dans les cheveux, j’allais finir par être une rock star en jogging et imposer à ma mère tout un tas de croyances éphémères. Pourtant, tout ça, c’était moi. Chacune de ces personnes, c’était moi durant un temps donné, pendant un mois, ou une année. « Believe it or not! » j’étais devenue moi-même grâce aux autres.
– Elisa Routa –