Tribulations d’un Froggy
#1 – La cabane au fond du jardin
Non, ce n’est pas Cabrel qui vous parle. Je ne suis pas un ermite, un pêcheur ou un casseur de cailloux. Comme x jeunes à l’esprit volatile, je suis un vagabond urbain. Et comme x curieux au cœur éponge, j’ai choisi Londinium. Oui, l’ancêtre du nom me procure plus de zèle. C’est moins placardé, plus fantaisiste, résulte de la légende. Je préfère me dire que la ville n’appartient qu’à moi. Je la mythifie, sans pour autant l’honorer. Je pense aux milliers d’Européens qui vivent la même chose, qui gravitent intensément autour de la capitale, et qui repartent la tête grouilleuse d’espoir et d’intelligence. Elle est un doux poison, un orgasme de 20 mois. Elle génère les rêves, il ne reste plus qu’à les édifier.
La cabane est faite de briquettes rouges et beiges. Un ancien garage, un abri à voiture où les araignées pondaient à leur aise sans jamais avoir besoin de fuir le fil au cul. Une cabine de douche, une cuvette, un lit superposé, un bureau vert. 14 m² de confort mal isolé dans le jardin d’une brave famille, sans histoire. À Chiswick, belle banlieue familiale qui sent bon l’oseille, où les monospaces et les voitures de luxe longent les trottoirs déformés. Ah oui, une pause semble nécessaire : les voitures et les trottoirs. Chez les Britons, une rue à double sens ne l’est pas forcément, du moins, elle n’en a pas l’air. Je m’explique. Le bon formalisme français veut que le sens de stationnement des voitures dans les rues soit soumis aux dates paires et impaires. Ici, non pas besoin. Ils emmerdent définitivement le bon sens. Le fait que ce soit dangereux et nuisible à la bonne humeur relève du anyway. Quand on se retrouve nez à nez avec une Mini sur le point de crever parce que son sexagénaire force la marche arrière et qu’une fois enclenchée, elle recule comme un escargot dopé, on est doucement patient. Et quand ça arrive six fois dans la même journée, on a les boules. Au lieu de faire les fanfarons avec vos avancés à six fenêtres et vos parterres boursouflés de fleurs pour impressionner la copine du thé de quatre heures, construisez des garages bon sang ! Votre pragmatisme se cabosse de jour en jour donc cessez d’extérioriser votre différence – si on peut l’appeler ainsi.
Mais oui, vous êtes fier. Vous pouvez. Je me souviens de ma première impression. Un mardi en vélo, dans les rues du dépaysement. L’été se terminait, le vert des feuilles crachait son dernier éclat. Les maisons des rues se serraient comme des sardines, mais de belles sardines, pas celles décapitées dans leur huile jaunâtre. De hautes maisons de banlieusards, blanches, vitrées à en plus finir. Sans volets, puisque les habitants du pays aiment se montrer le soir, faisant table rase de leur journée urbaine ou de leur course à l’enfant roi. Ils incitent au voyeurisme, ce n’est pas fait pour les curieux. J’étais intrigué, excité de voir comment on pouvait s’immiscer dans la vie des gens le temps d’un regard même furtif, comment l’envie de leur rendre visite peut s’obstruer follement dans notre esprit. Le soir venu, je me laissais à ce spectacle, à cet enchaînement de fenêtres brillantes qui envoyait de la chaleur dans les 10 degrés extérieurs. Je les voyais s’assoupir, se cramer la rétine devant la télévision, jouer à des jeux vidéo, et parfois même, en pleine dispute conjugale. J’interchangeais avec eux contre ma volonté, posait des dialogues sur leur articulation buccale, inventait leur vie à l’illusion trompeuse. Quand certains avaient des stores ou des rideaux, leur silhouette se dessinait et j’imaginais tout de suite leurs gestes, l’entreprise de leur ménage. Et pendant que je longeais le trottoir illuminé, je me sentais en sécurité. Je pensais à nos pauvres volets, à notre instance faussement pudique, à cette habitude de fermer les bois à 20h pétante parce qu’évidemment, les passants auraient été aussi curieux que je le suis. Du moins, ces regards pourraient en décoincer plus d’un.
Parmi les innombrables fresques, il y avait toujours ce vieil homme sur son fauteuil. Sa télévision me faisait dos et je regardais les lumières cathodiques se dessiner sur son visage. L’air las, apaisé – ou fatigué – par la vie, il était en train de visionner son programme préféré. Je n’ai jamais pu voir ce qui le passionnait autant. Passé 10h du soir, son fauteuil électrique était relevé. L’homme avait disparu. Probablement qu’il se projetait depuis son salon directement dans la chambre. Tout restait allumé, la lueur des lampes vivait encore, les reflets bleus de la télévision parsemaient les murs et le tissu de l’assise. Cette image me hante encore, la vision de l’homme catapulté. Triste et drôle à la fois. Je rentrais en laissant derrière moi les illuminations noctambules et, depuis mon matelas superposé, quand les ombres feuillues traversaient les fenêtres nues de ma cabane, je m’endormais quelquefois sur l’image du fauteuil éjectable.