Tribulations d’un Froggy
#2 – L’homme au walkman
Je prends un être humain. Je l’habille convenablement et lui mets un peu de plomb dans la cervelle pour qu’il puisse au moins parler et se mouvoir. Je le dépose maintenant sur une surface. De l’herbe ? Non, pas assez stable. Du béton alors ! Oui, j’y ajoute des tours de verre, des ponts, des maisons, des magasins, des voitures, du brouhaha. Je multiplie les êtres. Pas trop non plus puisqu’ils pourront s’emboiter, système de reproduction inclus. Je les divise donc en 2, homme et femme. Je leur donne à brouter de la vie. Non, c’est trop casse-gueule de parler de vie tout de suite. Je dirais plutôt que je leur donne de la culture – épargnez-moi s’il vous plait les cultures dites végétales. Quand je dis « brouter de la culture », je parle des manifestations intellectuelles, artistiques et religieuses qui régiront leur société. Je les remplis donc de raison et d’esprit, ce qui les différenciera des animaux – enfin je crois. Pour la suite, je les laisse faire. On verra bien ce qui se passe.
Tout part d’un noyau de 1572 km² – même James et sa pêche géante ne font pas mieux – où 8 millions d’êtres vivants décident librement de leur effusion mentale, qu’elles soient pures ou malsaines. Londres est un lieu aux multiples cultures, un immense dépôt d’idées et de pensées. Il y a deux types de consommateurs de la culture. Les superficiels, qui la consomment comme elle vient, sans vraiment la comprendre ou se l’approprier. Puis il y a les autres, les véritables passionnés. Je les appelle les mendiants de l’esprit. Eux sont plus câlins, ils la chérissent, l’aiment passionnément et la rognent jusqu’à la moelle. Ils l’adorent tellement qu’ils en viennent à la recycler. Et c’est là que tout déraille ! Les conneries fusent, les aberrations vivent en plein jour (encore plus la nuit !) et les voyages dans le temps ne relèvent plus du surnaturel. Je m’explique. Faute d’avoir une chronologie exemplaire, certains sont égarés dans le temps, piètres statues de chair gelées sur une date de leur vieux calendrier. Ces gros malins ne s’en rendent même plus compte, mais mis à part son sens premier – la confusion entre les époques –, l’anachronisme est par extension, je cite : « le caractère de ce qui est périmé ». C’est quand même assez clair, le Larousse ne trompe jamais. Vous êtes périmés, expirés, largement caducs. Mais cause toujours, tu m’intéresses ! Chacun gère son délire personnel sans demander l’avis de personne, ni même du plus grand allier de la culture : le progrès. Eh oui, comment faire pour vivre sans lui ? Le progrès est le tuteur de la culture. Il lui permet d’évoluer, de passer de l’âge con à l’âge adulte, de s’affirmer en tant que meneuse populaire. Mais quelquefois, je ne sais par quelle raison obscure – les anthropologues sont là pour le savoir –, la culture est arrogante et M. Progrès rebrousse chemin sans prendre le temps de lui dire « merde ».
C’est au milieu de ce désaccord que l’homme au walkman fait son apparition. Dans la chaleur humide et collante de l’Overground, une ligne de wagons orange qui tournent en rond, je faisais partie de la farce quotidienne du train. Dépité, j’attendais qu’il veuille bien dépasser les 30 km/h. Je m’endormais presque, bercé par l’humidité crasseuse et l’élan mortifère. La sangle d’appui me glissait des mains. À côté de moi, une femme perlait intensément du front. Elle s’essuyait la tête avec un mouchoir aussi gras que le cône de journal d’où provenaient ses frites. Au bout de 20 minutes, quand j’ai eu la chance d’avoir un siège, je me suis retrouvé en face de l’homme en question. Le ventre bombé de houblon gazeux, un costume anthracite, son bouc virait entre le poivre et le sel. Il était avachi sur son siège, exténué de sa journée de travail dans un bureau climatisé. L’homme quasi moderne, un homme d’affaires qui pense maintenant à sa retraite en campagne où les transports motorisés ne seront utilisés qu’en dernier recours. À moitié endormi, il écoutait de la musique à l’aide d’un casque Bose dernier cri. Un homme parmi tant d’autres, aimé par ses enfants, chéri par ses petits-enfants et habitué du regard de son épouse – l’or vieilli de son alliance l’a trahi. Dans un moment de lucidité, il s’est redressé avec un petit rictus qui traduisait son mal rénal. Probablement que le morceau qu’il écoutait venait de rendre l’âme. Il a mis ensuite la main dans son attaché-case et dans une fraction de seconde, je me suis imaginé l’engin technologique. Tablette tactile, smartphone imposant de technicités ou baladeur à l’intelligence artificielle. Eh bien non, l’homme a sorti un walkman de l’épaisseur d’un livre, surement indisponible sur eBay et vendu à prix d’or par les antiquaires du Bon Coin. Une machine obsolète qui, je me souviens, a fait mon bonheur il y a 15 ans. Les boutons qui bordaient l’appareil étaient aussi gros que ceux de sa chemise. L’homme le tenait de ses deux mains, assez loin de son ventre circulairement tendu, bras en angle droit, comme pour le protéger des soubresauts du train. La relique ne contenait même pas l’antichoc. Puis soudain, cerise sur le gâteau, roulement de tambours, cri de la femme qui a son carton plein : l’homme a gentiment sorti de son cartable un échantillon de sa CDthèque, sans complexe. Quatre albums au choix, en éventail dans ses doigts potelés. Les yeux écarquillés de fierté, il en a choisi un pour remplacer délicatement, voire religieusement, l’autre CD fixé sur la rondelle de son lecteur. Je me souviens qu’après avoir remis son casque, il a relevé sa tête en fronçant ses sourcils en épi. Il sentait que quelqu’un l’observait. J’ai rentré mon menton pour lâcher un rire étouffé et forcément moqueur.
Le charme vient comme une massue, malgré lui. Cette image, fleuron de l’ère à reculons, prouve que chacun fait comme il veut, qu’il soit rattrapé ou non par le temps. L’anarchie culturelle a du bon. Elle libère des moments d’assurance absurde, décalés dans la conformité, où l’on sent que même avec une armure sur le corps et une épée dans le fourreau, on ne sera aucunement jugé.
Texte et photos © Julien Catala