Des dessins d'enfants à une fresque monumentale
ÉCHANGE AVEC CÉCILE JAILLARD
Cécile Jaillard est une artiste véritablement polyvalente, à l’aise aussi bien derrière son appareil photo qu’avec ses gros rouleaux pour créer des fresques monumentales. Son univers, elle le façonne au gré de ses projets et de ses rencontres. Elle a passé quelques temps avec des enfants d'une école au Maroc, mais aussi 3 mois en mer avec Sea Shepherd. Quand est venue l’idée de donner une continuité au projet qu’on a mené avec les élèves de Villemomble, c’est naturellement qu’on s’est tournés vers elle. Résultat : une fresque de 200m2 reprenant des éléments des dessins d’enfants que nous avions récolté. L’occasion aussi d’en découvrir encore un peu plus sur son travail et ses engagements.
Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je m’appelle Cécile Jaillard, j’habite actuellement à Aubervilliers. J’ai étudié le design graphique pendant un long moment pour être diplômée en 2015 de l’Ecole Supérieure d’Art et Design de Valence, dans le sud, toujours en design graphique. Depuis peu je fais essentiellement de la peinture murale et de temps en temps du décor pour du théâtre.
Tu as l'air d'être ultra polyvalente dans ta pratique artistique, comment ça se fait ?
Je me suis aperçue après avoir travaillé comme graphiste un certain temps, que l’ordinateur, à la longue… c’est barbant. J’ai eu besoin d’autre chose pour me nourrir. En même temps, j’ai toujours eu beaucoup de mal à définir mon travail. Quand on demande « Qu'est-ce que tu fais dans la vie ? », les personnes aimeraient pouvoir nous mettre dans une case qui correspond à ce qu’ils ou elles connaissent. Et moi, j’ai toujours eu l’impression de ne jamais rentrer dans une seule case… me définir comme graphiste ça ne marchait pas, parce que je faisais aussi beaucoup de photos, beaucoup de dessins, en explorant des styles différents.
Vers 2018, j’ai commencé à arpenter le milieu festif à travers divers collectifs parisiens qui organisaient des évènements. Je me suis saisie de cette opportunité pour essayer d’autres choses: j’ai pu faire un peu de scénographie, des installations en volume, du décor,…
Pour revenir à cette polyvalence, je pense aussi que c’est très lié à ma mobilité. Chaque lieu m’apporte de nouvelles choses et de nouvelles surprises. Je déménage très souvent, c’est fatigant, mais j’ai pris l’habitude de fonctionner avec ces cycles. Depuis toute petite, à chaque cycle scolaire, mes parents déménageaient : nouvelle maison, nouvelle école, nouveaux et nouvelles ami.es.
Je pense que ça m’a formée, à être prête au changement, à être résiliente, à apprendre vite pour m’adapter peut-être, apprécier et cultiver le changement. Chaque projet qu’on me propose maintenant est toujours très différent, c’est challengeant. C’est effrayant et stimulant à la fois. La routine m’angoisse… et surtout, chaque projet réussi me redonne plus confiance en moi, et ça me fait avancer!
Au niveau de ton univers graphique, il est très reconnaissable, comment en es-tu arrivée à cela ?
Venant du design graphique, j’ai très peu pratiqué le dessin ou la peinture à l’école. En tant qu’indépendante, j’ai toujours essayé de mettre les périodes de vides à profit pour pratiquer, essayer de nouvelles choses, expérimenter, ce que je n’avais pas pu faire pendant mes études. Mais ça m’a pris beaucoup de temps…
Quand on regarde mes dessins au début, c’était crayon de papier, encre de Chine. Et puis un jour je me suis retrouvée en Bulgarie pendant 3 mois, au pied d’une petite montagne pour un projet de volontariat, et j’ai eu énormément de temps. J’avais mis en pause mon travail, je n’avais pas beaucoup de commandes, pas de distractions comme celles qu'on trouve en ville. Du coup, j’avais beaucoup de temps… J’ai dégoté du papier et de la gouache un peu cheap et j’ai commencé à peindre des motifs végétaux, ça me faisait du bien, c’était en hiver, j’avais vue sur la montagne, on se chauffait au feu de bois, c’était calme et propice à la création.
A cette période, j’avais seulement peins une fresque au Maroc, pour un hôtel, pendant un voyage: j’avais troqué une peinture pour être nourrie blanchie (très bonne astuce de voyageuse fauchée d’ailleurs, je recommande). Et quand j’ai commencé à peindre en Bulgarie, j’avais juste cette obsession, de trouver un mur et d’essayer mes dessins en grand format.
J’ai dégoté du papier et de la gouache un peu cheap et j’ai commencé à peindre des motifs végétaux, ça me faisait du bien, c’était en hiver, c’était calme et propice à la création.
Quelles sont tes influences et inspirations ?
J’ai eu une fascination pour l’imaginerie médicale médiévale quand j’étais en 3e année d’école. J’étais fascinée par la façon dont on percevait le corps, les fluides. Il y avait une approche un peu ésotérique, on faisait appel au mystère pour expliquer des choses qu’on ne comprenait pas autrement.
En parallèle j’étais assez intéressée par la botanique et les plantes médicinales. En reliant les deux, dans mes recherches, j’avais trouvé des images dans des archives de livres sur les plantes médicinales, avec des écritures manuscrites pas toujours lisibles, et des illustrations magnifiques…
En fait, ça ne m’intéressait pas tant de savoir quelle était la plante que je voyais sur ces représentations, mais le fait que justement, c’était un peu illisible et ça permettait de faire travailler l’imaginaire. Et au final, est-ce que ça existe, ou n’existe pas,… tout est possible en fait. J’aime bien cette ambiguité. En dessinant des plantes, peu importe si ce sont des représentations du réel, ou si tout est inventé. Tout peut être une plante tant qu’il y a une feuille, une fleur, et n’importe quelle couleur, on comprendra toujours que c’est un végétal. Et de là, on peut explorer énormément de formes graphiques.
Parfois je regarde du côté des bas-reliefs egyptiens, des frontispices d'églises, des représentations religieuses orthodoxes, des peintures rupestres,… il y a des façons très spécifiques et très graphiques de représenter la perspective, les personnages, les plantes ou les animaux, les dieux et déesses. Beaucoup de symboles également. C’est sans doute pour cela que l’imagerie médiévale m’a tant fascinée. Il y a eu des époques où on reliait l’être humain au cosmos, aux animaux, aux astres, et même si je suis assez terre à terre sur ces questions-là aujourd’hui, je crois que ce type de pensée permettait à l’être humain d’être plus proche des éléments qui l’entourent et d’en prendre soin, prendre soin de ses échanges avec l’autre, ses relations avec la nature et les plantes. Je pense qu’on a perdu cet imaginaire et que ça nous a détaché de notre environnement.
A côté de ça, il y a aussi beaucoup de mes projets qui sont travaillés en collaboration avec le public usager des lieux où je peins. Ce sont souvent des enfants, pour des écoles, des centres sociaux, etc. Et ça influence beaucoup mon dessin, comme cette collaboration pour Olow.
Tu as l'air très engagée dans la cause environnementale, cela fait combien de temps ? Quelles sont les actions que tu as pu mener ?
En effet j’ai pu être bénévole auprès de plusieurs associations, notamment Sea Shepherd, avec qui je suis partie en campagne en tant que deckhand (matelot) et d’autres fois comme photographe. J’ai fait trois mois et demi au total l’année passée avec cette ONG. C’était aussi l’occasion de faire autre chose, lâcher mes pinceaux, et m’immerger dans un environnement qui m’avait toujours intrigué: la vie en bateau ! Je me sentais vraiment à ma place, à vivre avec un petit groupe de volontaires, militants pour défendre la vie sous-marine.
Je suis végétarienne depuis que j’ai 18 ans, je suis assez active quand il s’agit de réduire ma consommation de plastique. J’ai vécu vers Fontainebleau l’année dernière, on avait un petit potager. Je me suis mise aussi récemment à la mécanique vélo. Cet engagement personnel s’est aussi traduit dans le milieu festif dans lequel j’ai beaucoup gravité ces dernières années. J’étais en charge de la logistique de réduction des déchets et sensibilisation auprès du public pour le festival Amapola par exemple… Mais ça m’a pris une énergie folle, et j’ai fini par me demander si finalement, organiser un festival, c’était pas plutôt complètement anti-écolo et que ça valait pas le coup de plutôt mettre mon énergie ailleurs.
J’ai été bénévole un temps aussi avec le Planning Familial, très sensible aux questions des violences sexistes et sexuelles. Mais cette année j’ai eu un peu moins de temps pour les projets volontaires.
Tu définirais comment ton rapport à la nature ?
Je suis passée d’un petit village du 77 où je vivais dans une grande coloc en forêt, à Aubervilliers, dans un quartier très urbanisé proche d’un axe routier extrêmement fréquenté. Donc la nature, hélas, plus assez dans mon quotidien. Mais je suis avide d’aventure, partir faire de la randonnée, ou faire un week-end d’escalade avec des copa.in.e.s, faire un bivouac avec mon petit tarp, seule ou avec des ami.es, dormir dehors, grignoter des plantes comestibles sur le chemin, observer les insectes…
Mon rapport à la nature, c’est aussi adopter des moyens de voyager plus lents, et réduire ma consommation d’énergie carbonée, prioriser l’auto-stop ou le voyage à vélo. Et puis malgré tout, je dis ça, mais je me retrouve aussi parfois dans une grosse dissonance cognitive quand je peins, parce que j’utilise des produits chimiques, que j’ai une voiture que j’utilise pour mes chantiers… parfois je me dis que j’aimerais bien lâcher mes pinceaux pour aller plutôt bêcher de la terre et cultiver des patates !
Cette collection vient du constat que l’humain s’est déconnecté de la nature, tu en penses quoi ?
Pour ma part j’ai eu une prise de conscience assez jeune, j’ai fait de l’éco-anxiété, j’ai dû décrocher un peu mes lectures sur l’effondrement, ça n’allait plus du tout (à la place, je lis sur le féminisme, ça va pas du tout non plus!). Mais en fait, dire que l’être humain est déconnecté de la nature, en réalité, ça fait des décennies, des siècles!
D’ailleurs, si je te dis «Better Together», d’instinct, qu'est ce que ça t'évoque ?
Je pense d’abord à une manière de collaborer avec l’autre pour créer un nouveau monde. A en croire l’image de la main d’un enfant dans celle d’une patte de tigre, on imagine un monde idyllique qui respecte les différences et les limites d’autrui. Un pacte de bienveillance mutuelle!
Tu animes beaucoup d’ateliers avec des enfants, comment tu en es arrivée là ?
Ça a été un gros hasard. J’ai atterri au Maroc en 2019 pendant un voyage en solo de trois mois. Je suis arrivée dans un village qui s’appelle Tizi n’Oucheg, j’y ai rencontré des guides de montagne marocains qui m’ont baladée dans les petits villages au bout des pistes. Ils m’ont filé du papier, des pinceaux et de la peinture de fond de tiroirs, et m’ont dit « tu es artiste, tu vas faire de la peinture avec les enfants dans les écoles »!
Pour le coup, les gens parlaient le berbère spécifique à cette région du Haut Atlas. J’avais avec moi un interprète très sympathique qui me déposait dans le village, j’y restais 2 jours et il revenait me chercher. Je dormais chez la famille des maîtresses. C’était incroyable comme expérience. Une fois l’interprète parti, la seule manière de se comprendre était de dessiner: j’avais un carnet sur lequel on gribouillait, et c’était fou, on arrivait à donner du sens à nos échanges.
A mon retour, une école associative de Saint Mandé, la Charpente, m’a proposé un contrat d’un an pour animer des ateliers dans une école. ça a été très formateur. Je dois beaucoup à cette famille qui tenait cette école, j’ai tout appris là bas. Les enfants ont plein d’idées, quand on leur donne les bons outils. Ils n’ont pas cette barrière mentale qu’ont les adultes qui pensent « ne pas savoir dessiner ». La question, ce n’est pas de savoir dessiner! la création peut passer par un tas d’autres mediums.
Est-ce que tu peux nous en dire plus sur la fresque que tu as produite pour nous ?
J’ai collecté les dessins que les enfants avaient fait pendant un atelier ,et puis j’y ai fait un peu le tri en conservant les animaux, insectes, maisons,… l’idée était de créer un parcours ludique dans la cour de récréation. Le challenge aussi était de peindre sur un format géant, sur une durée limitée. Pour des raisons d’autorisations, j’avais seulement une journée pour peindre l’équivalent d’un demi terrain de handball, soit 200m2! Grosse contrainte qui oblige à adopter un style graphique pour une exécution rapide. Tout a été peint au rouleau, et j’ai littéralement fini ma journée en courant pour terminer à temps!
J’ai opté pour une peinture temporaire qui est du blanc de Meudon teinté, à base de liant végétal, sans danger pour la nappe phréatique et les sols. Ça faisait aussi plus de sens pour la collection Better Together, d’utiliser des produits sans dangers pour l’environnement. On a tracé un énorme quadrillage sur un grand carré de 20m par 20m. J’avais également imprimé mon dessin sur une feuille A4 avec un quadrillage et j’ai reporté mes cases les unes après les autres. Ça demande pas mal de concentration car il n’est pas possible de prendre du recul comme lorsqu’on peint sur un mur vertical.
Des projets à venir dont tu voudrais nous parler ?
Je démarre un chantier cette semaine à Villiers le Bel pour peindre le porche d’une résidence, le même endroit où j’ai réalisé un projet en mai 2022, qui a été lauréat du prix "1 immeuble 1 œuvre" décerné par la ministre de la Culture. Courant novembre j’ai une cour de récréation pour une école primaire dans le Marais. Dans ces deux projets, je propose des créneaux pour que adultes et enfants puissent peindre avec moi. Et puis après, quelques petits projets que je tiens encore secret.
Cécile Jaillard
