Les diapositives alchimiques de Ian Ruhter
Dans le fond de mon écran plasma, j’aime voir que certains artistes créent de belles choses pour dépasser l’art d’usage, trop souvent sans charme. Le high-tech performe un peu plus tous les jours que Dieu fait, mais le vintage est dans l’air du temps. Le vieux devient tendance. Arty et hipsters se délectent de ce renversement. Ils pensent être à part, jouissent de leur statut intemporel et surdimensionné, de leur collection de vinyles et de cassettes qui s’arrachent à prix d’or dans les marchés des quartiers underground, de leurs vêtements faussement usés. Se confondre dans la masse – « Vade Retro Satana, plutôt mourir », pensent-ils. Une subversion en toc qui tourne en rond, noyée par la mode elle-même. J’avoue néanmoins que le mélange des technologies actuelles à celles de ces déréglés génère beaucoup de projets gracieux et audacieux. Un méli-mélo temporel qu’on a du mal à expliquer.
Arrêt, réflexe cérébral. L’élan est trop grand. Je m’éloigne de mon sujet, trop étourdit pour m’en rapprocher.
The Bell & The Crown, Chiswick, 11 h 38. Mon troisième café de la matinée fume encore dans la pénombre feutrée du pub. Les courants d’air frôlent la moquette et raccourcissent mes orteils. La brume dorée du matin n’a pas encore donné sa place à l’air doux de ces derniers jours. Le lit de la Tamise sillonne les petits carreaux de la fenêtre, débarrassés du reflet de la crue hebdomadaire. J’entends les cygnes du coin battre de l’aile sur le quai, sorte de reconnaissance au don de pain rassis des passants émerveillés par la blancheur de leurs plumes. Le barman n’entend rien. Il aime mieux siffler du Michael Bubblé pour donner une seconde jeunesse au son grisé de la radio. Sous ce bruit doucement aigu, je continue à faire défiler sur mon ordinateur le portfolio du site de Ian Ruhter.
J’y vois des paysages de grands espaces, des visages mélancoliques, des arbres mousseux, des cascades de gel, des nuances de bronze et d’argent sur des auréoles de fumée vieillies et craquelées. Ce photographe américain utilise tout l’attirail d’un dangereux alchimiste. Il capte de son établi, une sorte de camion à glace muni d’un trou alvéolé, les images du dehors qui réverbèrent sur des plaques métalliques nimbées de substances corrosives. Avec son Photomaton ambulant, il revoit en soi la technique originelle de la photographie. « Chaque portrait, chaque paysage, chaque photo sont une image originale. C’est un moment gelé dans le temps. J’ai construit un appareil photo, j’ai créé une machine à voyager dans le temps ». Bricoleur passionné d’un art en évolution, il préconise le charme archaïque de l’image au détriment du numérique, préfère la couleur mate d’un rouleau de négatifs et laisse aux plus aguerris la complexité de Photoshop.
Je me rappelle maintenant des diapositives de mon enfance, de ces soirées familiales où le patriarche s’improvise en maître de cérémonie en expliquant pour la xième le pourquoi du comment de chaque prise. Mes yeux se faisaient lourd, la tête sur l’épaule maternelle, mon corps racorni dans les cousins de plumes et bercé par le crépitement du rétro projecteur.
© Julien Catala
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