‘Life and Lives’ de Ricardo Cavolo, portraits de mille et une vie
Soho, Berwick Street, 15:23. Un tract m’est tendu pour la énième fois dans l’après-midi. Le jaune criard du papier humide m’indique « Souriez à la vie, Dieu vous aime ». Je lève la tête, deux hommes me saluent, sourires focus et aseptisés. Deux membres de l’Église des Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, communément appelés « mormon » ou « amish ». Sachant pertinemment que nuance doit être faite, je mets les deux espèces dans le même tas, le panier est assez grand. Torses bombés comme deux coqs dans une basse-cour, ils déambulent fièrement pour mettre en évidence l’« Elder » de leur écriteau abdominal. Elder, n.m : chef de file ou haut responsable dans une tribu ou un autre groupe. D’accord… Ils restent néanmoins des brebis égarées et étouffées par le suprême berger lobotomisé par maintes revendications prophétiques. Et surprise, aucune charrette à l’horizon, ni de Laura Ingalls vêtue de tissus vichy et d’hommes en salopettes en jeans. Quelle évolution drastique ! Ils préfèrent maintenant la serviette et le costume bleu nuit. Joli constat.
Je les laisse tranquilles avec leur onirisme aigu et continue ma route sous le doux crachin de novembre, cette bouillasse vicieuse qui arrive même à traverser tes foutus vêtements. Une odeur de chien mouillé ampli la rue. Trois fois que je l’explore. Trois fois, de long en large, sans jamais trouver la galerie d’art. Je pouvais toujours espérer trouver son nom sur la devanture puisqu’il n’y en a pas. Atomica Gallery, petit décalcomanie au-dessus de la poignée. Autant être un habitué, sinon pour les autres : « Cherchez bandes de cons ! ». Aussitôt passé le seuil de la porte que je me sens épié par l’incroyable peinture murale de Ricardo Cavolo, immense portrait qui essaie de me noyer dans ses yeux bleu ciel.
Sa nouvelle exposition « Life and Lives » est un condensé de vies passées ou futures. Des vies dont seul Ricardo a le secret. Avec un style singulier et une série de symboles métaphoriques, il raconte la vie de Jocelyn, Usmail, Dog Boy, Annimalliah, Humphrey et ces autres personnages qui vivent en marge de la société. Ricardo parle de « the b-side of life », de leur vie parallèle, inavouée, désirée. Il extrait histoires et souvenirs de leur entité cérébrale, et pigmente leur visage, rend leurs veines translucides, tout comme les membres d’un gang qui s’ancrent la peau de chacun de leurs épisodes criminels. Il fait vivre ces portraits, ou revivre, je ne sais pas. Le mystère reste entier. Sont-ils fictifs ? Réels ? Le savoir ferait disparaitre toute la magie de ses êtres, tranquillement déposés sur le papier, bustes célestes, intemporels, le regard vers l’éternité.
Je sors, salue la maitresse des lieux, qui renvoie un goodbye étouffé, la tête dans un carton. Je m’engage perplexe et rêveur vers Charlotte Street. Je passe une quatrième fois devant les deux gusgus, mouillé jusqu’à la moelle, toujours fier de leur version austère de Bob L’Éponge. Dans un élan volontairement malsain, je me vois leur tatouer leur « Souriez à la vie » jaunâtre sur la gueule.
L’exposition de notre cher Ricardo Cavolo est disponible jusqu’au 29 décembre 2013 chez Atomica Gallery