TRIBULATIONS D’UN FROGGY #3, CELLE QUI S’ÉCOUTE
#3 – Celle qui s’écoute
Je lui baise les pieds. Le fétichisme n’est pas mon fort, c’est une façon de parler de soumission. Surtout qu’elle n’en a pas, de pieds. Elle est trois fois rien. On ne peut pas la toucher, la sentir, la voir. Elle sollicite qu’un de nos sens. On l’entend simplement faire des siennes, n’importe où, n’importe comment. Dans un restaurant ordinaire, un ascenseur, une discothèque de campagne. On l’entend pendant qu’on attend, dans un combiné téléphonique, sur une aire de bus, dans la voiture familiale. Elle divertie, elle s’étudie, traverse la télévision, anime les émissions. Elle sert de thérapie, elle apaise, rempli des institues zen. Elle soigne nos humeurs, s’adapte quand on en a besoin, se change et se transforme suivant nos envies. Elle est malléable, on fait d’elle ce qu’on veut. Forcément, je l’idolâtre. Par comparaison, comme le dit si bien l’italienne Carla dans ses chansons susurrées à la guitare : « T’es le Laurel de mon Hardy / T’es plaisir de mes soupirs. » Si c’était possible, j’aurais aimé lui faire l’amour – à celle qui s’écoute, pas à la femme de l’ex-président.
Venant d’un pays où le petit disquaire ne se suffit plus, Londres est ma caverne d’Ali Baba. Phonica, Sister Ray, Rough Trade, Fopp. Des milliers d’étalages sonore, des milliers de sous-genres .Des rues tellement riches qu’il est franchement dur pour un grand indécis de faire un choix. C’est souvent à l’aveugle que je le fait. Je suis un branque de la fouille. J’aime regarder la fosse de loin, me dire qu’elle foisonne de trésors. Mais quand je commence à chercher, je galère et je souffle. C’est presque pathologique. Même pour trouver le bienheureux criard de la pub de midi, j’ai du mal à m’y retrouver. Les 26 lettres de l’alphabet, si différentes soient elles, se mélangent devant les étalages. Elle joue à saute moutons, le F après G, le N avant le M. Mon éventuelle dyslexie encaisse le coup. Chacun fait la sienne, l’un classe par prénom, l’autre par nom, certains par genre. Un casse-tête grandeur nature. Au lieu de se pencher en biais et d’épeler chaque languette nominative, la seule option reste l’attirance physique. Une belle pochette avec de belles couleurs, un coffret, un boitier, un dépliant cartonné. Je réfléchis au rapport qualité/esthétique. Je ne veux pas de taches dans ma CDthèque, de laideur omniprésente. Quand j’aime, prend et paye sans écouter, je veux que ce soit beau. Quand c’est beau, c’est souvent bon. La confiance est là, elle est aussi aveugle. Décidément, je fais tous les yeux bandés. Je ne suis pas un sadomasochiste. Je baise juste les pieds des disquaires londoniens, j’ai envie de leur faire l’amour.
Derrière tous ces achats qui trouait mon compte et abimés la lentille de mon lecteur, les concerts étaient inoffensifs. Pour compte, les accréditations que m’accordaient les labels me menaient dans des endroits opulents d’originalité. Le conformisme y était interdit de séjour. Si bien que je ne savais jamais si cela relevait de la farce ou de la réalité. Une église, une usine désaffecté, une chapelle ardente, une cave, une bibliothèque, un pub, sur un toit. La stupéfaction ne cessait de renverser mes habitudes de petit français bien rangé dans ses habitudes, comme dans un dôme immense de 3000 places ou les gens s’écrasent et se piétinent pour toucher la barrière de devant. Bien rangés, les rendez-vous étaient réglés par un horloger maniaco-dépressif. Pas de retards, pas d’avances. Quand on déborde, on rattrape – quitte à supprimer la première partie. Les gens restaient tout de même civilisés, droit dans leur file à râler dans leur barbes, mais très impatient que les esprits se rencontrent, se fusionnent, dans cette amalgame de sons et de lumières. Drôle de constat, ils venaient profiter de la musique. L’artiste lui-même était transparent, de son statut physique, de sa belle gueule ténébreuse, de son exhibition d’idole marquetée. Même s’ils n’étaient pas les plus prisées sur Terre, les artistes que j’ai vus et inlassablement aimés suaient comme des veaux à la sortie d’une longue course. C’était leur passion qui sortait, certainement amplifier par le feu des projecteurs. Une odeur passionnelle. Une odeur si forte que mes yeux pleuraient parfois. Dans le public, les fidèles étaient de marbre, debout ou statuées sur leurs assises. Il n’y avait jamais de pleurs ou de crêpages de chignon, pas de cris à la « je t’aime » ou de culottes lancées. Je crois que je n’ai jamais vu quelqu’un danser ou s’émoustiller l’arrière train. Le seul témoin de leur plaisir était cet abaissement des paupières qui traduisait une jubilation, un plaisir ultime, une entrée en terre sainte. La pudeur anglaise : une thèse dans laquelle je ne m’aventurerai pas.
Mais bizarrement, dans l’autre versant mélomane, d’autres ne se faisaient pas priés. Les soirées de recueillements rejoignaient assez vite l’effusion des sens et de mœurs, qui s’infusait ailleurs dans la ville. Des effrois et des doux malaises incompréhensibles pour un gars ayant grandi au pied d’une montagne. Un souvenir me ronge. Il était tard et l’alcool commençait à s’évaporer de mon estomac. Dalston, aux alentours de 1h du matin, jour inconnu. Mes jambes flagellaient sur le trottoir. Mes yeux vitreux reflétaient les écriteaux épileptiques qui habillaient la devanture des bars, des restos-gastro et des épiceries vendeuses de produits étrangement licites. J’entendais les sous-sols criées leur musiques de clubbers, au rythme des videurs au zèle affirmé, qui époussetaient les jeunes coriaces sur le devant de l’asphalte. Une fille blonde marchait à côté de moi, coude à coude. On suivait une fille brune bien décidé à finir la nuit dans un de ces trous musicaux. Une soirée organisée par l’ami de ses amis, une connaissance intermédiaire. Je me visualisais un des ces types ultra-tendance qui s’essaient à plusieurs choses en même temps. De but en blanc, dans un cri de sorcière enrouée, la brune nous stoppe en dirigeant sa main vers une porte bien plus haute que large – à croire que Lewis Caroll hantait les rues. Après avoir passé le seuil en biais, ventre rentré et menton au ciel, j’ai vu cet horrible escalier se présenter devant moi, aussi étroit que la porte. Un dénivelé exagéré, fait à bisto de nas par un artisan sous-cultivé. Mon assurance, prise il y a quelques heures, prit un grand coup dans le bide. Une descente presque maitrisée, à la stabilité racoleuse et sablonneuse. Je prenais appui sur les murs, les mains en étoiles. J’avais l’allure d’une femme farouche enfumée d’opium. Deux ou trois marches derrière, la brune et la blonde pouffait de rire, les lèvres en cœur, bouche ouverte pour laisser leur haleine douteuse rejoindre la mienne. Deux minutes après, nous voici au fond du trou. 10 ou 15 personnes, un DJ sur une estrade de bois stratifié, une fille qui serpentait verticalement les doigts sur le nez, un bar clandestin et des toilettes éphémères. Noyée dans un bleu de bordel échangiste, la cave était parsemée de têtes enivrées de musique lourde et sourde, au balancement fantomatique et à l’humeur léthargique. Tandis que la brune faisaient des accolades affectueuses aux quelques perdues de la soirée, la blonde observait autour d’elle en lançant des grimaces de stupéfaction. La langue pendue, les yeux en obus, elle se déformait à la moindre étrangeté – c’est dire qu’il y en avait. Après deux bières au pipi de chat, l’escalier alpin m’attendait.
A la sortie du terrier, au détour d’une rue qui laissait transpercer les lueurs matinales, nous avons mangé du poulet frit chez un heureux pakistanais. Sa nourriture était bonne et copieuse, comme ses paroles. Une demi-heure plus tard, l’huile avait remplacé l’alcool et toute la rue me paraissait moelleuse. Retour à New Cross, chez la brune, dans un taxi négocié donc forcément suspicieux, les deux filles aux couleurs opposées dormaient pendant que le chauffeur parlait tout seul. Le front sur la vitre, je me forçais à répondre par « Yes » ou « No » en comptant les antennes sur les toits rouges, qui battaient à vive allure l’or polaire du ciel.
© Julien Catala